À l’occasion du 80e anniversaire de la Libération, nous vous proposons de découvrir des films rares et inédits, issus des collections de la CDNA, au cours de cette sélection spéciale consacrée aux images de la Seconde Guerre mondiale. Publiée en trois parties, cette sélection revient sur les images amateures de l'Occupation (1), sur celles réalisées pendant la Libération (2) et sur les archives filmiques abordant la vie quotidienne des Français dans ce contexte troublé (3).
Les cinéastes amateurs pendant la guerre
Défaite par une offensive éclair menée sur son territoire, la France signe l’armistice avec l’Allemagne nazie à Rethondes, le 22 juin 1940, dans des conditions désastreuses. L’Occupant prévoit de couper le territoire en deux parties : une zone nord dite « occupée » est administrée par l’armée allemande, tandis qu’une zone sud dite « libre » demeure sous le contrôle de l’Etat français. Le 10 juillet 1940, l’Assemblée nationale vote les pleins pouvoirs à Philippe Pétain qui promulgue une nouvelle constitution autoritaire, celle de l’Etat français, plus connu sous l’appellation de « régime de Vichy ».
Sous l’Occupation, l’Etat français mène une politique de collaboration, antisémite et répressive. En zone occupée, l’armée allemande installe des garnisons dans la plupart des villes et met en place une administration autoritaire et implacable. Dans ce contexte, les cinéastes amateurs subissent directement les contraintes de l’Occupation. Le 22 octobre 1940, les autorités allemandes décrète l’interdiction de la « prise de vue dit de formats réduits de n’importe quelle espèce et de n’importe quelle dimension » en zone occupée (Le Film, n°4, 1er décembre 1940). La vente, le développement et le tirage de pellicules n’est autorisé que pour les soldats allemands, à l’exclusion de tout autre client. Dans les deux zones, les cinéastes sont également soumis aux aléas des pénuries et aux restrictions imposés sur les matières premières pour se fournir en matériel de cinéma.
Malgré ces difficultés importantes, des cinéastes amateurs ont pourtant continué de filmer tout au long de la Seconde Guerre mondiale. La CDNA conserve actuellement plus de 138 films tournés entre 1940 et 1944. Quelques cinéastes ont pu rationner leurs propres stocks de pellicules, constitués avant la guerre, se fournir sur le marché noir ou mobiliser leurs réseaux pour acquérir du matériel. Quelques anonymes ont pu filmer l’évolution de l’occupation allemande et l’édification du régime de Vichy. Tournés sur le vif, dans des conditions parfois dangereuses, ces témoignages filmiques ont permis d’immortaliser le sort de plusieurs territoires pendant la guerre et à la Libération. Mais de nombreux cinéastes ont également participé à documenter la vie quotidienne des Français, en filmant plus modestement leur vie de famille et leurs loisirs dans ce contexte bouleversé.
L’étau se desserre progressivement à partir du mois de juin 1944. Les deux débarquements alliés en Normandie (6 juin) et en Provence (15 août) marquent le début de la Libération du territoire français. Dans ce contexte d’euphorie, les cinéastes amateurs filment spontanément l’avancée des troupes alliées et la libération des villes dans leur sillage. Mais les documents tournés à cette période ne sont pas seulement des témoignages informatifs ; ce sont de véritables « films de souvenirs » (Julie Guillaumot) qui mettent en scène des images, des motifs et des symboles récurrents, comme l’arrivée des troupes, les défilés spontanés et les cérémonies officielles. Ces films s’inscrivent dans un puissant mouvement mémoriel, qui naît à la fin de la guerre, et partagent plusieurs objectifs communs. A travers leurs images, les cinéastes amateurs ne cherchent pas seulement à apporter un témoignage historique, mais à raconter une expérience singulière pour l’inscrire dans un cadre collectif. Et comme le montrent les nombreux films tournés à Oradour-sur-Glane après le massacre du 10 juin 1944, ces récits d’amateurs cherchent également à montrer et à décrire les crimes commis par les nazis pour en dénoncer leur barbarie.
Pour aller plus loin :
- Henry Rousso, Les années noires : Vivre sous l’Occupation, Gallimard, coll. Découvertes, Paris, 1992.
- Jean-Pierre Bertin-Maghit, Le cinéma français sous l’Occupation, Perrin, Paris, 2002. Voir aussi du même auteur, Les Documenteurs des Années Noires, Nouveau monde, Paris, 2004.
- Julie Guillaumot, « Des films monuments pour dire « L’Histoire de chez nous » : souvenirs et récits de la guerre par les cinéastes amateurs dans l’immédiat après-guerre (1944-1945) » in Valérie Vignaux, Benoît Turquety, L’Amateur en cinéma. Un autre paradigme. Histoire, esthétique, marges et institutions, AFRHC, Paris, 2016.
Troisième partie - Filmer son quotidien pendant la guerre
Les chroniques du quotidien de guerre
Les films amateurs, tournés pendant la guerre, sont souvent complexes à appréhender car ils englobent une multitude de documents de natures différentes et présentent des objectifs variés. En effet, les cinéastes amateurs n’ont pas seulement immortalisé les évènements historiques majeurs dans l’objectif d’en témoigner. La plupart d’entre eux ont simplement filmé leur quotidien, leur famille et leurs loisirs de manière plus ou moins régulière. En cela, les amateurs ne rompent à aucun moment avec les pratiques individuelles et collectives ayant accompagné le développement du cinéma amateur depuis sa naissance dans les années 1920. Pendant la guerre, les films amateurs continuent souvent d’incarner ce cinéma de l’intime et du bonheur familial.
Mais on aurait tort de considérer les films du quotidien comme une source audiovisuelle secondaire sur l’Occupation et la Libération. Ces archives filmiques permettent de poser un regard différent sur les évènements et leurs spécificités viennent contrebalancer les images professionnelles et les discours officiels produits durant et après la guerre. Ces films amateurs renseignent aussi bien sur la vie quotidienne des Français pendant le conflit qu’ils nuancent nos propres représentations visuelles et imaginaires sur la période. Le ton des films familiaux pendant l’Occupation peut parfois surprendre le spectateur contemporain, mais ces documents rappellent que les « années noires » ne sont pas toujours synonymes de parenthèse malheureuse dans la vie d’une famille. Ils permettent surtout de replacer l’histoire de la Seconde Guerre mondiale à un tout autre niveau – celui de l’intime – et dans une temporalité différente, parfois éloignée de la chronologie classique du conflit. Les films du quotidien donnent également à voir comment des Français subissent, s’adaptent ou s’émancipent des contraintes imposées par la guerre, jour après jour.
Car – faut-il le rappeler – l’acte de filmer son quotidien pendant la guerre n’a rien d’anodin : l’interdiction en zone occupée et la pénurie de pellicule rendent difficile la poursuite de cette pratique. L’existence de nombreuses archives filmiques dans les fonds de la CDNA montrent pourtant que certains cinéastes amateurs ont continué de filmer en dépit des contraintes de l’époque. Ces cinéastes profitent souvent de leur appartenance à des catégories sociales aisées (médecins, commerçants, ...), d’une notabilité locale et de leurs réseaux. Leurs films illustrent aussi et surtout leurs modes de vie. En zone occupée par exemple, un négociant, Jean Nardini, et son fils, Paul-Louis, ont filmé les loisirs de leur famille de manière assidue. Les deux cinéastes ont pu profiter de la disparité géographique de la surveillance : une partie de leur production filmique, réalisée à Paris pendant l’Occupation, est rarement tournée en extérieur et plus prudemment à l’intérieur du salon de leur appartement. Les Nardini ont également tourné la majorité de leurs scènes familiales à Nanteau-sur-Essonne, dans leur maison secondaire, et profité de la tranquillité du lieu à l’orée de la forêt de Fontainebleau.
Il en est de même pour cette famille anonyme qui a conçu un montage à partir des séquences tournées entre 1939 et 1945. Réalisées en région parisienne, les scènes de ce film se focalisent sur les enfants et leurs loisirs en famille. Le montage du film est, par ailleurs, évocateur de la temporalité propre à la vie familiale : c’est l’âge et la croissance des enfants qui rythment le déroulement de cette archive. La guerre n’est présente qu’à travers deux séquences – l’entrée en guerre de la France en 1939, la Libération en 1944 – et intégrée au même niveau que le reste du récit, comme un épisode de plus dans cette chronique familiale. Les grands évènements de la vie de famille prennent souvent le pas sur les grands évènements historiques dans la production filmique des amateurs. Un autre exemple remarquable peut être apporté par le film « Toi et moi » de Géo Martin, au cours duquel le cinéaste filme ses propres fiançailles et leur célébration en juin 1944.
Chronique d'une famille pendant la guerre
La guerre, entre l'ordinaire et de l'extraordinaire
Mais, comme le montre la production de nombreux cinéastes amateurs, il est parfois difficile de tenir la guerre éloignée des films du quotidien et celle-ci peut aussi surgir dans les scènes de bonheur ordinaire. Un film, réalisé par Jean Nardini en 1943, est, à ce titre, marquant : il suffit d’un seul mouvement de caméra, en direction d’un ballon de barrage flottant dans le ciel, pour transformer cette promenade insouciante au bord de la Seine en un rappel de la présence militaire de l’occupant. Cette présence menaçante se retrouve également dans un autre film de Jean Nardini, réalisé à Champigny-sur-Marne en 1944, à travers les infrastructures et les bâtiments dynamités par l’armée allemande lors des opérations militaires de la Libération.
Les films du quotidien peuvent avoir cette faculté à conjuguer l’ordinaire et l’extraordinaire et constituer un point de rencontre entre l’histoire intime et les grands évènements historiques. En 1944, la famille Nardini filme la promenade d’une femme et d’un enfant en compagnie d’un soldat américain, dans les lieux emblématiques de Paris. Au cours de la balade, le petit groupe croise de nombreux groupes de soldats issus des différentes armées alliées, stationnées dans la capitale. L’omniprésence de ces éléments au second plan rappelle discrètement la poursuite des opérations de libération sur le reste du territoire européen.
Promenade à Charenton sous l'Occupation
Dans les ruines de Champigny-sur-Marne
Le film du quotidien : un témoignage vivant en temps de guerre
Le déroulement des évènements historiques peut également conférer à ces films du quotidien une dimension nouvelle et insoupçonnée. En filmant leur vie de famille et leurs loisirs pendant la guerre, les cinéastes amateurs ont immortalisé bien des paysages, des territoires, des bâtiments et des monuments, avant qu’ils ne soient défigurés par les opérations militaires alliées ou ennemies. Les films amateurs constituent, à ce titre, une source précieuse qui offre parfois la seule image vivante d’une localité quelques semaines – voir parfois, quelques jours – avant sa transformation brutale.
La CDNA conserve actuellement une précieuse archive filmique, illustrant parfaitement l’intérêt majeur de ces témoignages indirects. Pendant la guerre, Henri Vergniaud a filmé sa famille et ses amis au cours d’une promenade dominicale à la campagne, comme de nombreux cinéastes amateurs avant lui. Mais ces séquences, réalisées en 1943, mettent en scène de véritables moments d’insouciance dans le village d’Oradour-sur-Glane. Ces images – uniques – donnent à voir les principaux bâtiments du village, la rue principale et offrent un aperçu de la vie de ses habitants, plusieurs mois avant le massacre et la destruction du bourg orchestrés par la division SS Das Reich. Elles aident à se souvenir que le village martyr était d'abord un lieu de promenade bucolique, un espace de vie paisible, longtemps préservé par les tourments de la guerre. Et elles permettent surtout aux spectateurs de saisir l'ampleur de la brutalité qui bouleversa l'histoire de ce bourg à jamais.