La cité sanitaire de Clairvivre

LA CITÉ SANITAIRE DE CLAIRVIVRE

 

Clairivire est « une oeuvre de paix et de fraternité créée par les malades pour les malades, une ville de clarté, de travail et de gaité ». Tels sont les propos d'Albert Delsuc, originaire du Périgord et secrétaire général de la Fédération Nationale des Blessés du Poumon, à propos de la cité.

Grâce à son climat ensoleillé et aéré et à sa position géographique élevée, Salagnac est choisie pour accueillir la cité sanitaire de Clairvivre. L'objectif est de créer un centre de soins et de convalescence unique en son genre en offrant à ses adhérents un lieu de soins, mais aussi un lieu de vie et de travail. Cela permet de favoriser l'utopie sanitaire qui perpétue l'esprit de solidarité et d'entraide entre les citoyens.

Les archives audiovisuelles, conservées par la Cinémathèque de Nouvelle- Aquitaine et numérisées avec l'aide de Ciné Passion en Périgord et du Programme de numérisation et valorisation de contenus culturels de la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Nouvelle-Aquitaine, témoignent de ce projet sanitaire ambitieux de la Dordogne. Les films issus des fonds de la CdNA sont d'origine institutionnelle. Leur but est de promouvoir l'image de la Cité de Clairvivre. Les réalisateurs usent des images tournées pour mettre en valeur un discours orienté, empreint de bienveillance. Il faut ainsi se détacher de cette démarche afin de percevoir les valeurs intrinsèques des documents. Toutefois, ces films incitent à revivre les moments forts du projet, de sa nécessité à sa construction dans un contexte singulier, celui de la Première Guerre Mondiale et des conséquences qu'elle engendre.

 

LA GUERRE CHIMIQUE

 

La Première Guerre Mondiale plonge toute l'Europe dans une succession de conflits meurtriers. Alors que de nombreux soldats vivent dans des conditions affreuses et sont confrontés au danger, à la peur et à la mort en permanence sur les fronts, la guerre s'enlise. Cela pousse les États à chercher de nouvelles solutions afin de relancer les opérations militaires. Une nouvelle façon de combattre naît : la guerre chimique.

Malgré l'interdiction des armes empoisonnées, établie en 1899, tous les belligérants vont user de ce procédé. Il s'établit une véritable « guerre des gaz » entre les nations, où l'on sollicite les avancées et les innovations technologiques. Le chlore, le phosgène, le disphogène, l'ypérite et autres composés chimiques deviennent alors des outils offensifs contre les ennemis. Les gaz ne sont plus seulement utilisés pour entraver les soldats, ils sont de plus en plus toxiques et permettent de tuer. Les protections sont presque inexistantes et se révèlent obsolètes. Les troupes françaises prescrivent l'utilisation de coton dans les narines et d’une bande imbibée protectrice. En 1915, les Allemands inventent un masque de caoutchouc avec son filtre à charbon actif. Il est copié par toutes les forces en présence durant le conflit mondial.

Mais, la catastrophe sanitaire est lancée et des milliers d'hommes sont infectés et ressentent les symptômes des armes chimiques (infections respiratoires, brûlures, œdèmes, asphyxie). De nombreuses victimes, combattantes et civiles, sont à déplorer.

 

L'ÉTAT AU SERVICE DES VICTIMES

 

La violence de la guerre mène les autorités à soutenir les soldats blessés. Le Service de Santé militaire, largement sollicité, doit faire face et réagir aux mutations offensives de la guerre pour éviter des pertes humaines trop lourdes.

Dès l'utilisation des agents chimiques, les pays impliqués dans la Grande Guerre décident de mettre en place des espaces de soins pour soulager les combattants de leurs maux. Les médecins, présents sur le champ de bataille, ne sont pas capables d'identifier directement les conséquences des gaz militaires à cause d'un manque de formations spécialisées. Les seuls soins dont pouvaient bénéficier les gazés étaient l'inhalation d'oxygène. Face à l'utilisation généralisée des armes chimiques couplée aux progrès médicaux empiriques, la prise en charge et le traitement des gazés devient de plus en plus réglementée. Dès le mois d'août 1918, l'armée française, soutenue par le sous-secrétariat d'État à la Santé, dispose d'une organisation médicale adaptée aux pathologies des gaz. Chaque corps de l'armée dispose de deux ou trois antennes de désinfection comprenant des postes de lavage et des douches ainsi que du personnel médical spécialisé.

La loi du 31 mars 1919 permet au gouvernement français de créer des structures qui permettent d'accueillir les blessés et de les accompagner dans leurs convalescences. Le texte législatif aboutit à la création de pensions, de centres de soins et de rééducation. Rappelons aussi que le gouvernement français est soucieux de la santé publique des Français. Dès la fin du XIXème siècle, le courant hygiéniste propose des concepts d'urbanisme, d'architecture et de nouvelles pratiques médicales afin de lutter contre l'insalubrité et la propagation de maladie. C'est un moyen, pour la France, de fonder une nouvelle société moderne.

La préoccupation de l'État est de reconnaître les sacrifices des soldats de la Première Guerre Mondiale en leur proposant des moyens de se soigner et de retrouver une vie digne. Ce contexte marque la construction d'établissements sanitaires destinés à accueillir les hommes meurtris de la Grande Guerre. La Cité de Clairvivre, en Dordogne, en est un exemple.

 

LA CITÉ DE CLAIRVIVRE

 

"Cité sanitaire des blessés du poumon", 1931-1932.

 

En 1930, l'architecte Pierre Forestier est choisi pour le projet sanitaire de Clairvivre par le Secrétaire génral de la Fédération nationale des blessés du poumon, Albert Delsuc. Il est soutenu par des médecins, comme le Dr Hazemann et par des représentants du courant hygiéniste et la Fédération nationale des blessés du poumon de la Première Guerre Mondiale composée d'anciens combattants. Les travaux se déroulent jusqu'en 1933.

 

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Pierre Forestier, Architecte de Clairvivre

Formé au sein du cabinet d'Auguste Perret et de l'Institut d'urbanisme, il réalisa des bâtiments sobres, fonctionnels et lumineux. Il fréquente à Paris les milieux hygiénistes et s'intéresse très tôt à l'architecture médicale, dressant en 1930, les plans de la clinique du Docteur Blondeau à Alger. Son talent s'illustre d'abord en Afrique du Nord. Parmi les traces qu'il laisse dans cette région, les plus emblématiques sont : les immeubles pour le Service de la colonisation hydraulique et les succursales de la Banque nationale de Commerce et d'Industrie d'Afrique. Son attrait pour l'architecture médicale lui permet de devenir l'architecte du ministère de la Santé en 1938, et l'architecte en titre de l'Institut national de la Santé et de la Recherhe médicale dès 1955.

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Le film « Cité sanitaire des blessés du poumon », 1931-1932 est un témoignage de la construction du complexe sanitaire. La caméra suit les travaux entrepris. Il présente les différentes étapes : de la phase de conception (plan urbanistique) à sa réalisation. Grâce à ce film, les réalisateurs tendent à souligner la modernité des équipements de la cité, qu'ils veulent pérennes. La succession des images de machines et des bancs-titres sur les travaux est utilisée à cet effet.

 

  

Les machines utilisées durant les travaux, "Cité sanitaire des blessés du poumon" et "Cité sanitaire des blessés du poumon (suite)", 1931-1933.

 

La construction reflète, évidemment, la visée curative grâce aux équipements créés : un hôtel pour les malades célibataires et les visiteurs, un hôpital et un dispensaire pour les soins. En plus des gazés de la Grande Guerre, les établissements de Clairvivre sont destinés aux soldats frappés par la tuberculose. Cette maladie respiratoire prend une dimension dramatique dans le premier tiers du XXème siècle et les mauvaises conditions de vie des hommes dans les tranchées ne font qu'aggraver les symptômes.

 

 

La Cité sanitaire de Clairvivre, Eliane Tayar, 1935.

 

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Eliane Tayar, Réalisatrice de La Cité sanitaire de Clairvivre, 1935.

Eliane Tayar s'immisce dans le cinéma, d'abord muet, à partir des années 1920 en tant qu'actrice. Le statut d'étudiant aux Beaux-Arts de sa jeune soeur, lui permet d'accéder aux milieux intellectuels parisiens. Elle y rencontre l'écrivain Céline, la critique cinématographique Aimée Barancy ainsi que le peintre Henri Mahé. 

Malgré la petite notoriété qu'elle gagne grâce à ses rôles, Tayar décide d'abandonner le métier sans, pour autant, quitter le cinéma, qu'elle affectionne tout particulièrement. Elle enchaîne les postes de créatrice d'affiches et de décors et écrit dans des revues spécialisées du Septième Art ; Le Courrier CinématographiquePour Vous, dès les années 1930. Sa carrière de réalisatrice débute, officieusement, en 1928 lorsque Carl Theodor Dreyer la nomme assistante-réalisatrice pour le film La Passion de Jeanne d'Arc (1928). Elle suit le travail de cet homme jusqu'en 1931. En 1934, on lui confie un tirage de Versailles d'Henri Langlois, mais le film reste absent des archives de la Cinémathèque Française.

Eliane Tayar est envoyé par Dreyer auprès de la Fédération nationale des Blessés du Poumon pour réaliser un documentaire sur Clairvivreet valoriser ce projet audacieux et novateur. Tournée en 1933, le film (35mm) est montré dès 1935. S'inspirant de The General Line de Sergueï Eisenstein, la réalisatrice s'intéresse à la fois aux strcutures et aux machines de cette nouvelle ville et aux visages des citoyens, mettant en évidence la modernité des bâtiments et l'humanité de la ville. Elle rencontre, d'ailleurs, au cours du  tournage, son mari Pierre Forestier, l'architecte du projet de la Dordogne. 

En 1936, elle réduit son activité cinématographique pour se consacrer à l'éducation de sa fille.  Cepedant, elle livre quelques documentaires : un sur la ville de Chartres (1937-1938) et un sur Orléans (1938). Les années 1950 sont marquées par sa collaboration avec Jean Vidal, comme assistante, sur Le Roi Soleil (1958) et une série de trois long-métrages qui dépeignent la Révolution Française. 

Tayar est à l'image du fémininsme grandissant en Eruope dès le début du XXème siècle. Icône du cinéma, elle parvient à s'imposer dans un monde masculin, celui du cinéma, qui reflète non seulement l'état de ce milieu artisitique mais plus largement la configuration sociétale de la France. 

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Le document d'archives réalisé par Eliane Tayar et la Fédération Nationale des Blessés du poumon et des chirurgicaux présente les soins prodigués aux malades et met en évidence leurs activités quotidiennes. Le discours est orienté et veut démontrer le succès de la structure. Le début du film est consacré aux soins. La caméra suit la prise en charge du patient : examens, radiographies, séjour dans le sanatorium. Les réalisateurs veulent montrer les moyens médicaux modernes et multiples que peut offrir l'équipe médicale de Clairvivre. Nous pouvons y voir les convalescents, seuls, face à la maladie et aux soins. Le plan d'un homme étendu sur le solarium individuel renforce le sentiment de solitude que les malades peuvent ressentir durant les soins. Cet état grave est finalement rompu grâce aux plans suivants, où l'effervescence est de rigueur. Les activités agricoles et de loisirs, présentes au sein de la cité, permettent aux hommes malades de participer à la vie quotidienne. Les scènes suivantes montrent les familles de ces hommes. Les malades ne sont plus esseulés car ils ont la possibilité d'être soignés, travailleurs tout en faisant partie intégrante du foyer. En mettant le travail et la famille au cœur du dispositif narratif, les acteurs du projet veulent faciliter et favoriser la réinsertion du malade. Ainsi, grâce à cette dichotomie visuelle, les réalisateurs mettent en avant le caractère original de Clairvivre, qui fait son succès. La fin du film est également hautement optimiste. Le plan sur l'horizon, à l'aube, est le signe d'une nouvelle vie teintée d'espoir pour les malades.

À cela s'ajoute des installations pérennes, pour les familles des convalescents, qui témoignent de l’ingénierie moderne. Ce sont des maisons à toit terrasse, abritant chacune deux logements, construites en béton et équipées de larges ouvertures. Elles sont, pour l'époque, pourvues d'un extraordinaire confort : plaques de cuisson et fours électriques, eau chaude et froide au robinet, salle de bains, toilettes individuelles, chauffage individuel. Rapidement, le complexe médical de plusieurs hectares, devient un modèle urbanistique, tant social que politique.

L'ensemble architectural de Clairvivre souligne également une nouvelle conception urbanistique qui se développe et se diffuse au cours du XIXème siècle : le rationalisme. En effet, la cité suit les préceptes de la rationalisation et offre à ses occupants tous les conforts de la vie quotidienne. Il s'agit d'optimiser les flux afin de bénéficier de toutes les compétences au sein d'une même structure. Les lieux d’habitation, de travail, de loisirs et de services sont ainsi aménagés autour d'un seul et même espace.

 

 

"Clairvivre, mai 1934", 1934.

 

« Clairvivre, mai 1934 » témoigne des premiers résultats de la cité, une année après la fin des travaux. Il y est présenté tous les lieux et les services dispensés dans le complexe. Nous pouvons constater la volonté de montrer l'autonomie réussie de Clairvivre.

Véritable espace de soins et de vie, la cité sanitaire de Clairvivre marque le paysage de la Dordogne par sa spécificité architecturale et sociale, qui tend à rappeler les courants idéologiques et sociaux du XXème siècle. Malgré l'originalité de ce projet utopique, la Cité de Clairvivre s'essouffle à partir de 1945. Les progrès médicaux de cette période rendent les infrastructures vieillissantes. Aujourd'hui, la cité a été réhabilitée en différents centres à vocation sociale.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

-Fonds Forestier, Pierre (1902-1989), ArchiWebture, site internet de la Cité de l'architecture et du patrimoine.

 

-LABRUDE Pierre, « Un autre aspect de la guerre chimique en 1914-1918 : Marc Scherschel, Le Combattant de la Grande Guerre. Emploi des gaz, prise en charge et traitement des gazés par le service de santé au cours du conflit. Réforme, pension et soins des anciens combattants », Revue d'histoire de la pharmacie, n°336, 2002, pages 703-705.

 

-LEPICK Olivier, La grande guerre chimique, Paris, Presses universitaires de France, 1998.

 

-Mémoire ouvrière du Limousin, Utopies en Limousin : de Boussac à Tarnac, histoires d'autres possibles, Limoges, Les Ardents, 2014.

 

-MONNIER Gérard, Histoire de l'architecture, Paris, Presses universitaires de France, 2010.

 

-VICHY Laura, « Eliane Tayar », Women Film Pioneers Project. Center for Digital Research and Scholarship, New-York, Columbia University Libraries, 2013.

 

© Cinémathèque de Nouvelle-Aquitaine